"Les vraies féministes n'aiment pas le rap"

"Les vraies féministes n'aiment pas le rap"
Les fémen.

Les fémen.

Féminisme:

n.m. Doctrine qui préconise l'égalité entre l'homme et la femme, et l'extension du rôle de la femme dans la société.

Rap:

n.m. Musique au rythme martelé, basé sur des paroles scandées.


Cette semaine, on m'a beaucoup parlé de la polémique de Damso et des Diables rouges. Ça m'a donné envie d'expliquer pourquoi on peut être féministe et supporter le rap français.

 La première fois que j'ai écouté du rap français, c'était en vacances avec mes potes il y a deux ou trois ans de ça. En grande féministe que je suis, je pense qu'en écoutant quelques paroles de Booba, je me suis juré, entre deux mojitos, de ne jamais laisser des atrocités pareilles rentrer dans ma bibliothèque musicale.

Et puis, cet été, encore en vacances avec le même groupe de potes, je me suis penchée sur la question.

"Val, tu peux pas critiquer tant que t'as pas écouté ce que c'est" - m'a-t-on dit. C'est vrai pour beaucoup de choses - on ne réduit pas un artiste à une chanson, tout comme on ne réduit pas le mouvement féministe aux fémen, ou encore aux groups qui croient bon de concentrer leurs forces sur une pétition anti-Lorenzo.

De fil en aiguille, je me suis retrouvée à en ajouter de plus en plus dans ma bibliothèque musicale. D'abord, c'était pas pure curiosité, et puis j'ai fini par me faire prendre à mon propre jeu - jusqu'au stade où en redescendant d'un voyage au ski, je partageais ma musique avec un pote, qui lui m'a dit "en fait t'écoutes que du rap français, non?". Inutile de vous dire que je me suis empressée de farfouiller dans mes listes, pour être sure que je n'étais pas tombée malade, et qu'il restait bien un peu de pop dans tout ça (on est rassurés - il me reste un peu de Coldplay et de Imagine Dragons par ci par là). 

Alors, comment est ce qu'on peut être féministe et ne s'offusquer dès qu'on entend "Damso" ou "Orelsan"?

En discutant de ça il y a 6 mois, et donc avant de m'être penchée sur le sujet, j'avais en tête la gamine de 13 ans qui écoute Booba, Damso ou même Lorenzo parce que tout le monde le fait ou parce qu'elle aime bien les instrus derrière. Pour être honnête, c'est pour ça que certaines de leurs chansons se sont retrouvées chez moi aussi. La seule différence entre elle et moi, c'est que moi j'ai 20 ans, et que je suis capable de faire la différence entre ce que dit un artiste pour faire vendre des disques, et ce que pense la société en général. La vie est déjà assez compliquée quand on grandit en tant que femme, sans qu'on nous frappe à coup de:

J’me lave le pénis à l’eau bénite
J’vais rentrer au pays marier 4 grognaces qui m’obéissent
— Booba, "Illégal".

À ce stade, le rap n'amenait pour moi qu'une vision dépréciative de la femme qui pouvait en conduire certaines à avoir cette image là d'elles-mêmes - et n'allait pas plus loin. Même si Booba ne fait toujours pas partie des rappeurs que je défendrais, j'ai quand même changé d'avis sur la question depuis. 

En fait, comme pour tout, le fin fond du problème n'est pas dans les paroles des rappeurs. il réside plutôt dans la place de la femme au sein de la société. Il serait infiniment plus facile de prendre les paroles de Damso au second degré si en dehors de ça, on n'avait pas Donald Trump comme président de la plus grande puissance du Monde, et une différence de salaire entre Hommes et Femmes pour un travail égal. Rejeter les défauts de la société d'aujourd'hui sur un artiste, finalement, ça en revient à lui remettre un poids sur les épaules qu'il n'est pas humainement possible d'assumer. 

Après quelques mois de Cyborg en boucle, j'ai pris gout au rap et j'ai commencé à creuser plus loin. Cela dit, l'intérêt de cet article n'est pas tellement pour vous louer les mérites de Nekfeu - c'est simplement de vous expliquer qu'on peut aimer le rap et être une féministe convaincue à la fois.   

D'abord, c'est un peu dans cette perspective que j'ai eu du mal avec la polémique récente de Damso et de l'hymne des diables rouges - on se concentre sur un artiste, alors que le problème touche à des problématiques plus profondes.

Après avoir été choisi par son pays pour chanter l'hymne national des Diables Rouges à la coupe du Monde de football de 2018 cet été, la fédération belge de football a fini par céder à la pression de ses sponsors, décidant, "d'un commun accord" avec le rappeur d'annuler leur collaboration. La justification? De nombreuses associations, dont le Conseil des Femmes Francophones de belgique, ont fortement critiqué cette décision, au point de faire plier la fédération. 

Dans un communiqué dénommé "Carton Rouge à Damso", le Conseil des Femmes dépeint un portrait particulièrement caricatural du monde du foot - le texte commence d'ailleurs par ces considérations: 

C’est vrai, le monde du foot est très chahuté, brutal parfois même, raciste aussi.
C’est vrai le monde du foot est encore très masculin, même si cela change. (...)
On sait aussi que les matchs de foot amènent leurs lots d’hooligans et de casseurs (on l’a encore vu récemment dans le centre de Bruxelles), de commentaires homophobes, racistes, antisémites ou sexistes. Dans les stades les dérapages et les bagarres sont parfois plus nombreux que les goals.
— "Carton Rouge à Damso" - Conseil des Femmes Francophones de Belgique

À la manière de l'opinion publique avec la polémique Orelsan de 2009 (pour laquelle il n'a pas été condamné, rappelons le), le conseil pointe le doigt sur les paroles de la chanson "IVG" de Damso (dont vous pouvez retrouver les paroles ici) et réduit l'oeuvre d'un artiste à cette simple chanson, en soulignant qu'il reste un mauvais exemple pour les jeunes, et qu'il est impossible de prendre ses textes au second degré, car le terme renvoie à une idée de rire "entre nous". La publicité ou la chanson par exemple, qui s'adressent à un public plus général, n'auraient donc pas droit au second degré selon le Conseil. 

Outre les considérations de sexisme que je peux comprendre (mes oreilles ont piqué la première fois que j'ai entendu les paroles de cette chanson aussi), j'ai reçu une éducation qui m'a appris à gouter avant de dire que je n'aime pas. 

Imposer à un artiste d'être un exemple pour toute une société place une immense et injuste responsabilité sur ses épaules. Damso est un artiste, pas une figure d'autorité ni un homme politique, je ne vois donc pas pourquoi ce serait à lui d'éduquer les plus jeunes (qui trouvent d'ailleurs leur bonheur dans sa musique). Le communiqué du conseil finit par lancer "mettons le sexisme hors-jeu et mettons un carton rouge à Damso". Régler le problème du sexisme passerait donc par la privation de liberté d'expression d'un artiste pour des propos qui n'ont fait l'objet d'aucune condamnation pénale - et dans une société où on ne peut pas condamner quelqu'un sans l'avoir jugée, le principe me reste un peu en travers de la gorge.

L'article ici.

L'article ici.

Si cette indignation du Conseil reste donc très superficielle pour moi de part le fait qu'on ne se soucie que d'une partie de la carrière d'un artiste qui est, rappelons-le, l'un des plus grands artistes Belges du moment, elle l'es d'autant plus car elle donne une image du féminisme qui réduit le mouvement. 

Récemment, Françoise Vergès (politologue et grande féministe française) a donné son avis sur la question dans un article pour le magazine digital Générations. Elle va même très loin en soulignent que de rester coincé sur l'image sexiste du rap reviendrait à dégrader l'expression d'une voie populaire qui se fait à travers ce genre musical. À la base, le mouvement venu des ghettos aux États-unis permettait aux cités et autres communautés marginalisées de s'exprimer - et réduire ce genre emblématique à de simples paroles sexistes revient à stigmatiser une partie de notre communauté.

 

En faisant de bruit pour des polémiques que je juge assez puériles au final, le conseil et le soutien à cette cause finissent par faire penser à l'opinion publique que les féministes en sont réduites à cette image de "féminazies" comme je l'entends si souvent. Loin de moi l'idée de faire taire celles qui veulent protester, évidemment. Mais si les féministes se cantonnent à critiquer et à s'opposer à des artistes comme Lorenzo, Orelsan ou Damso, le message qu'elles veulent faire passer - celui de l'égalité de la femme par rapport à l'homme, car c'est ça, le féminisme - s'évapore au milieu d'un buzz qui n'a pas lieu d'être. Le rap n'est pas le vrai problème, la différence de salaire ou l'objectification de la femme dans la société, l'est.

Ensuite, l'image que l'on donne du rap dans les médias "grand public" - ce que je vois comme la télé, la radio etc. est assez tronquée. Comme l'explique Éloïse Bouton, ancienne fémen et animatrice de Madame Rap, un site qui se focalise sur les femmes du rap: 

le vrai problème c’est que le rap visible dans les médias grand public est présenté de manière très caricaturale. On voit toujours des guns, de l’hyper virilité, de la testostérone, de l’argent, des filles à poil, alors qu’en fait le rap à la base, ça fait partie d’un mouvement artistique, culturel, politique : le hip-hop. C’est une branche de ce mouvement là. Je trouve ça drôle qu’on taxe le rap d’homophobie et de sexisme parce que ça reste l’un des mouvements les plus ouverts. Beaucoup plus que n’importe quel autre domaine artistique.
— Éloïse Bouton pour Greenroom.

Lire l'article complet ici.

En réalité, le rap, de mon point de vue, c'est un très bon moyen de dénonciation de beaucoup de problèmes de société d'aujourd'hui. De mon point de vue, Nekfeu qui hurle "prenez Marine le Pen et libérez Moussa" vaut mille fois un Denis Baupin qui plaque Sandrine Rousseau contre un mur pour lui mettre la main sur les seins.

Si tous le ne sont pas, certains rappeurs sont même fondamentalement plus féministes que certains de nos politiques. Les casseurs flowteurs, duo réuni pour la mini-série Bloqués, y ont d'ailleurs consacré tout un épisode emprunt de réalité.

Dans une chanson de son dernier album, Orelsan finit même pas se comparer à une "bonne meuf" pour traiter de la situation des victimes de harcèlement.

On m’parle dans la rue comme une bonne meuf
On m’suit dans la rue comme une bonne meuf
J’prends pas l’bus la nuit comme une bonne meuf
— Bonne Meuf, Orelsan

D'autres rappeurs ont aussi adhéré à des mouvements féministes, comme Kaaris avec le hashtag #balancetonporc.

Dans un article que j'ai particulièrement apprécié en faisant mes recherches, le magazine digital Hip Hop reverse  explique que le rap et le féminisme ne sont pas des notions antinomiques. Certes, le rap français peut se montrer sexiste, mais ce n'est pas la majorité des cas - et dans le rap que j'écoute, je n'en retrouve pas du tout. 

Être féministe, c'est se battre pour que l'égalité femme-homme existe dans tous les domaines de la société. Ça ne passe pas par la limite de la liberté d'expression d'artistes comme les rappeurs, et ça passe surtout par bon nombre de mouvements qui fonctionnent dans l'ombre sans faire de polémiques qui reviennent à frapper dans le vide, au lieu de frapper là où ça fait mal.

En attendant, personnellement, j'arrive à être une féministe convaincue et à aller voir Damso en concert cet été sans que ça m'empêche de dormir la nuit. 


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